Dans ses notes publiées en 1897 par J. Dubreuil, imprimeur-éditeur sous le titre de « Bazeilles ou les dernières cartouches », Joseph Alphonse Poittevin (1846 – 1906 né et décédé à Cumières – 51 Marne) sergent au 2ème régiment d'infanterie de marine nous décrit une partie de la guerre de 1870-1871 et notamment les combats de Bazeilles où s'illustra la Division bleue commandée par le général Élie de Vassoigne, comprenant deux brigades rassemblant les 1er, 2ème, 3ème et 4ème régiments d'infanterie de marine auxquels s'ajoute le 1er régiment d'artillerie de marine. Ses écrits commencent par le départ de Brest jusqu'à son retour en passant par Bazeilles et la captivité en Bavière…
Comme le précise l'éditeur dans sa préface : « Ce sont ces notes que nous avons réunies en un volume parce qu'elles ont l'intérêt d'être exactement vraies et qu'elles contiennent bien des détails que les historiens ont pu négliger; ce sont les notes d'un soldat de notre armée française qui a vaillamment fait son devoir. »
Je me suis entretenu, téléphoniquement, le 15 août 2021, avec son arrière-arrière petit-fils, Gaston Poittevin, viticulteur à Cumières (Marne – 51) qui m'a dit détenir le manuscrit original ainsi que les épaulettes et le sabre de notre glorieux témoin !
Dans la description qui suit, le sergent Poittevin ne mentionne à aucun moment l'auberge Bourgerie (connue sous le nom de « Maison de la dernière cartouche ») pour la simple raison que lui et ses compagnons, dans la rage des combats, ne savaient pas exactement où ils se trouvaient. Il ne le sut que bien plus tard lorsqu'Alphonse de Neuville exposa son éternel tableau « Les Dernières Cartouches ».
Je laisse la parole à notre marsouin…
« Après avoir parcouru 150 mètres environ sur la route et ses alentours, nous nous sommes trouvés à la jonction d'un chemin sortant du village (NDLA : Bazeilles) et tracé parallèlement à la route.
De ce chemin arrivaient d'autres soldats français conduits comme nous dès le matin par de valeureux officiers ; ils prenaient aussi la route de Balan. D'autres groupes de soldats se rapprochaient de nous à travers champs, ripostant comme ils pouvaient à l'ennemi qui s'avançait de tous côtés.
On s'arrêta pour s'embusquer à nouveau et chercher par une dernière tentative désespérée à défendre ce qui restait du village si terriblement éprouvé par les flammes.
Près de la jonction des deux chemins, nous rencontrâmes une maison complètement détachée du village qui, comme les autres, avait été visitée par nos soldats et occupée ensuite sans trop de dégâts dans le mouvement de retraite.
Cette maison à droite de la route, n'avait qu'une façade principale, elle comprenait un bâtiment d'habitation et un autre comme annexe, dont accès et vue sur un verger ou jardin potager de la largeur de l'immeuble. Le jardin était entouré d'une haie vive assez épaisse et d'un mètre environ de hauteur, bordant d'un côté le fossé de la route ainsi qu'un pan de mur.
Entre ce pan de mur et la haie, existait une petite porte à claire-voie, faite de planchettes et traverses ; cette porte donnait accès sur la route. Après l'avoir franchie et passé près d'un petit monticule planté de fleurs qui se trouvait à deux ou trois mètres de la façade, nous entrâmes dans la maison par une porte placée au milieu de la partie habitée.
A droite, était une chambre avec un établi de menuisier qui avait servi depuis peu puisque tout autour il y avait encore des copeaux ; à gauche, la descente de la cave et une porte allant à une cuisine ou chambre, éclairée comme celle de droite par une seule fenêtre. Un escalier conduisait au premier étage. En haut de l'escalier à gauche du palier, une chambre à coucher avec plancher en bois brut, un lit complet face à l'entrée, une commode et quelques chaises. Près de la fenêtre, sous l'escalier du grenier, une petite garde-robe avec deux ou trois rayons et une porte vitrée. À droite du palier, il y avait une autre chambre, avec quelques meubles, communiquant avec une troisième chambre dans laquelle, à gauche un lit dans une alcôve, à droite un buffet armoire, en face une grande horloge, des chaises et deux fenêtres. Dans chaque chambre, des gravures étaient accrochées au mur et les fenêtres étaient garnies de rideaux blancs, unis.
Sur le palier une autre porte pleine fermant l'escalier pour aller au grenier garni de peu de bois et d'objets.
Telle était la maison qui figure dans le célèbre tableau du peintre de Neuville : Les dernières cartouches.
Je ne sais pourquoi j'ai eu l'idée d'étudier en détail cette maison que j'avais reçu l'ordre de visiter à notre arrivée pour vérifier s'il n'y avait pas d'habitants ou de personnes suspectes et empêcher les soldats descendus dans la cave, de boire des bouteilles de vin placées en deux tas. En tout cas, ma mémoire a toujours conservé l'image de cette maison et le souvenir du combat qui s'y est livré. »
[…]
« Nous étions environ une soixantaine : officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des quatre régiments d'infanterie de marine et un sergent et deux soldats d'infanterie de ligne, arrivés en dernier lieu d'une autre direction et qui s'étaient joints à nous.
Les officiers étaient : M. le chef de bataillon Lambert, Arsène, actuellement général de brigade du cadre de réserve, appartenant au 1er régiment d'infanterie de marine ; MM. le capitaine Aubert, Georges, capitaine de tir du 2° régiment ; le capitaine Bourgey, Eugène-Jean-Baptiste, du même régiment, actuellement général de division, inspecteur général de la marine ; le capitaine Bourchet Eugène, du 3e régiment; le lieutenant Sériot Edouard, du 3e régiment ; les sous-lieutenants Saint-Félix Gaston-Joseph et Escoubet Alexandre du 2e régiment présentement chef de bataillon hors cadre.
A ces officiers d'un exemple réconfortant, s'étaient joints deux sergents, quatre caporaux.
La plupart des hommes appartenaient aux 2e et 3e régiments, et de notre compagnie il y avait le caporal Aubry Eugène-Constant, qui nous avait quittés avec d'autres, près de la maison précédente, et était venu nous rejoindre dès qu'il m'avait aperçu.
Après de sérieuses recommandations du chef de bataillon placé au premier étage, de notre position qui était dans le grenier nous fîmes feu sur l'ennemi. »
[…]
« Pendant cet engagement, nos camarades restés assez nombreux au rez-de-chaussée, firent une tentative de sortie. Cette action héroïque leur fut funeste, presque tous tombèrent mortellement blessés sur le seuil de la porte. Parmi ces derniers, sur le petit monticule du jardin, près de la porte, se trouvaient mon collègue du 3ème régiment, un caporal et deux soldats.
Une véritable pluie de mitraille venait s'abattre contre la façade de la maison, pénétrant dans les appartements par les fenêtres d'où nous tachions de riposter de la manière la moins dangereuse.
Dans la chambre qui était la plus près de la route, et où je me trouvais seulement avec le caporal Aubry, pour nous protéger, nous mettions devant la fenêtre tous les objets qui nous tombaient sous la main : commode, literie, couchette, chaises, etc. En un clin d'œil tout cela était brisé, émietté, réduit à néant par la mitraille. »
[…]
Mais la fin des combats est proche…
[…]
« Après avoir formé quelques projets qui furent reconnus impraticables, il fut décidé à l'unanimité que pour échapper à un massacre inévitable, nous devions nous soumettre à nos adversaires et faire par la fenêtre le signal convenu en pareil cas. Sur sa demande formelle, il fut convenu qu'en se rendant à l'ennemi, le commandant serait en tête. (NDLA : Arsène Mathurin Louis Marie Lambert – 1834 – 1901). Pendant que nous prenions cette décision, la mitraille pénétrait toujours dans la maison. Nos coups de feu étaient de plus en plus distancés ; enfin, un dernier, épuisa ce qui nous restait de ressources. Pour indiquer à l'ennemi que nous nous rendions, le rideau percé du côté droit de la fenêtre, près du buffet, fut arraché et placé à la baïonnette du fusil Chassepot, série A. n° 69 939 dont j'étais détenteur.
A ce moment, l'émotion nous étreignait tous. L'entrain donné par le désir de vaincre nos adversaires ; l'ivresse causée par l'odeur de cette poudre que nous avions brûlée pour la Patrie, firent place à l'abattement et à la tristesse.
Nos ennemis éprouvèrent une sensation contraire. Après n'avoir cessé que peu à peu le feu, ils poussèrent des cris retentissants de haine et des hourrahs frénétiques.
Immédiatement la maison fut cernée par nos vainqueurs qui n'approchaient que baïonnette au canon et en proférant des menaces.
Le commandant et les officiers suivis par nous, se présentèrent à la sortie. On nous accueillit avec les baïonnettes et des cris de haine et de vengeance. Il fallut l'intervention spontanée et très énergique d'un capitaine bavarois qui commandait ces premières troupes et vint se placer entre elles et nos officiers pour qu'il n'y ait eu aucune victime des brutalités des soldats ennemis.
Nous ne saurions trop louer la conduite de cet officier, M. le capitaine Lissignolo. »
Après cet épisode tragique et glorieux qui marquera à tout jamais les Troupes de marine, nos vaillants marsouins sont emmenés vers la gare, escortés par des soldats bavarois, au milieu des maisons en feu, écroulées et obstruant les rues de Bazeilles ou gisent de nombreux cadavres de combattants, de civils et d'animaux.
[…]
« Après ce repas, un officier de notre arme, M. Gallieni Joseph, sous-lieutenant au 3ème régiment d'infanterie de marine, actuellement général de brigade et gouverneur de Madagascar, qui avait été fait prisonnier près de Balan, vint nous rejoindre dans notre lieu de captivité, escorté par un officier bavarois. »
Il s'ensuit la captivité à Ingolstadt et Neuburg en Bavière jusqu'au 25 mai 1871.
« Notre départ fut retardé à cause de la guerre civile qui venait d'éclater à Paris. » dit encore le sergent Poittevin. (NDLA : l'armistice ayant été signé le 28 janvier 1871.). Le retour en France se fait par le train. Notre héros raconte aussi :
[…]
« Le 28 mai, à cinq heures du matin, nous regardions les éclats de bombes, obus, etc., amassés dans la gare de Montmédy. On commençait à reconstruire tous les ouvrages d'art qui avaient été détruits.
Deux heures plus tard, nous apercevions les ruines du village de Bazeilles où notre division s'était couverte de gloire par une défense héroïque contre les atrocités de l'ennemi.
Dans les environs de Sedan on remarquait une quantité de croix placées sur des fosses remplies de cadavres.
Enfin, le 28 mai, à huit heures du matin, nous étions à Mézières-Charleville où se terminait notre captivité. »
[…]
« Le 1er juin 1871, je fus versé à la 22e compagnie, en nouvelle formation qui prit garnison dans une caserne isolée, située à trois kilomètres environ de Brest, à Pontanezen. C'est là que je pus enfin me reposer un peu des fatigues supportées pendant cette campagne qui se termina par notre défaite ; mais, pendant laquelle, de l'avis même de nos adversaires, les français firent preuve du plus grand courage. »
[…]
Le dimanche 4 septembre 1892 avait lieu à Bazeilles une solennité patriotique. Dans le compte rendu que le journal « L'Éclaireur de l'Est » de Reims en a publié, dans son numéro du 7 septembre, nous relevons le passage suivant :
« On présenta à la Société M. Alphonse Poittevin, de Cumières, (Marne) un des rares survivants de l'Épisode de la Dernière Cartouche.
M. Poittevin était très ému quand on a lu, sur la demande d'un ancien combattant de 1870-71, la lettre adressée au brave marsouin de Bazeilles, par le commandant Lambert, depuis général.
M. Poittevin a mérité la médaille militaire, et l'on s'étonne qu'il ne l'ait pas reçue quand on a accordé souvent, au cours de la campagne, des récompenses à d'obscurs combattants qui avaient eu surtout la chance de ne pas être tués. — On ne décore jamais que ceux qui survivent, mais combien, hélas, en oublie-t-on ?
En tout cas, M. Poittevin a reçu, dimanche dernier, une ovation qu'il n'avait pas cherchée, mais qu'il a bien méritée. »